Le Cycle d'Ichi
Une deuxième version de Källah, lorsque l'histoire a été replacée dans un univers un peu plus original. Le Cycle d'Ichi a connu de très nombreuses réécritures, mais qui ont été malheureusement perdues... Celle-ci est la dernière en date, et c'est aussi celle qui se rapproche le plus de Källah aujourd'hui.
Prologue
Toutes les histoires commencent toujours par une saison. Parfois en été, ou bien en hiver. Un peu moins souvent, au début du printemps ou à la fin de l'automne. Tous les romans épiques sont toujours pleins de ces chaudes nuits d'été, pendant lesquelles le héros admire les étoiles tout en philosophant sur le monde qui l'entoure et les diverses péripéties qui ne manqueront pas de venir occuper son avenir ; de ces froides journées d'hiver, lorsque l'éclat et le froid de la neige brûlent la peau, et que les loups rôdent dans les bois, affamés.
Tous les héros sont toujours beau, forts, charismatiques. Même les pauvres petits bergers, perdus au fond de leur campagne, ou perchés tout en haut de leur montagne, séparés du monde extérieur. Et tant pis s'ils ne ressemblent à rien au début, ils finissent invariablement par s'endurcir, prendre confiance en eux, pour finalement terrasser les méchants et sauver le monde...qui évidemment était en grand danger, et ne pouvait s'éloigner de la menace que par ledit berger (qui lui, n'avait jamais rien demandé à personne, mais est finalement bien content de son sort).
Et forcément, l'histoire se termine toujours bien.
Quel intérêt cela aurait-il, sinon ?
Moi, je ne suis pas un de ces héros fantastiques. Même pas l'un des compagnons, ou un personnage secondaire. A peine plus qu'un figurant. Et quelque part, ça me convient très bien. Mon histoire ne débute pas ni en été, ni en hiver, pas plus qu'en automne ou au printemps. Ici, les saisons n'existent pas. Le jour et la nuit ne veulent rien dire, et le soleil, la lune ou les étoiles, encore moins. Pas pour ces gens en tout cas.
Depuis combien de temps vivent-ils ici, cachés sous terre ? Des siècles ? Des millénaires ? Impossible à dire. Mais un grand nombre d'entre eux sont nés et sont morts dans cette ville souterraine.
La lumière leur parvient grâce à une roche étrange, formée de centaines de petits cristaux luminescents, qui recouvre toute la paroi du Dôme, une sorte d'immense caverne, dont il est presque impossible de voir le plafond, étant donné la hauteur. On pourrait facilement y faire tenir une montagne. Et pas une petite. Pourtant, le Dôme se trouve sous le désert, sous la surface. Un monde grouillant d'activités, sous un autre qui l'ignore totalement. Sous mon monde.
C'est un tout autre univers. Les gens y sont très petits, à peine plus grands que des enfants. Ils ont la peau laiteuse, presque transparente, et des yeux terriblement foncés. Frêles d'apparence, ils sont pourtant dotés d'une force physique impressionnante et d'une endurance à toute épreuve.
C'est à se demander comment ils font. Ils ne mangent presque pas de viandes, se contentant des diverses mousses et lichens qui poussent un peu partout, quelques baies aux propriétés étonnantes, dont je n'ai jamais réussi à comprendre comment elles arrivaient à grandir et mûrir en absence de soleil, et des racines.
L'eau ne manque pas, les nombreux puits et fontaines sont alimentés par des rivières et cours d'eau souterrains. Il y a même un lac, un peu plus à l'Est du Dôme. Seulement personne ne peut y accéder sans l'accord de la prêtresse, ni sans être escorté par au moins trois initiés. C'est un lieu hautement sacré. Peut-être même l'endroit le plus sacré qu'ils connaissent.
Depuis combien de temps suis-je ici ? Je ne le sais plus. J'ai bien tenté au début de marquer le passage des jours, des semaines, des mois, mais j'ai rapidement perdu le compte. Comment faire pour mesurer le passage du temps lorsque l'on n'a plus aucun repère ?
La façon dont j'ai atterris ici, moi qui vient de la surface ? Cela pourrait être une longue histoire. Mais qui peut aussi être résumée très simplement. J'étais perdu dans le désert. Pourquoi ? Comment ? Depuis combien de temps ? Tout ça ne vous regarde pas, et n'a de toute façon aucune importance. Pour faire simple, je suis tombé dans un trou. C'est tout. J'ai juste eu énormément de chances de m'en sortir vivant, mais c'est ainsi que ça s'est passé.
Sinon je ne serais pas là pour en parler aujourd'hui.
Les habitants du Dôme m'ont toujours regardé avec un mélange de méfiance et de crainte respectueuse. Cela n'avait rien de vraiment étonnant, étant donné le gouffre physique qui nous séparait. Du moins, je n'y avais jamais prêté plus attention que ça, jusqu'à ce que je rencontre la prêtresse.
Dans n'importe quelle histoire, elle aurait été belle. Non, pas juste belle, mais superbe. On aurait pu la décrire avec tout un tas d'adjectifs plus ou moins utilisés à bon escient. Dans n'importe quelle histoire, elle aurait été nimbée d'une aura de mystère, de puissance et de pureté mêlées.
D'un certain point de vue, c'était le cas.
Evidemment, elle était belle. Oh ! Ça oui, elle l'était. Pas de cette beauté surnaturelle qui aurait fait d'elle une élue des dieux plus qu'une autre, mais d'une beauté bien plus simple et ordinaire. Elle ne se déplaçait pas particulièrement avec grâce, aucune aura ne l'entourait. C'était uniquement une belle femme, et c'est ce fait qui faisait tout. Ou peut-être était-ce simplement parce que j'étais un homme qui était resté trop longtemps loin des bras d'une femme que je voyais les choses ainsi.
Non, ce qui la rendait si différente et exceptionnelle, non pas à mes yeux, mais aux yeux de son peuple, c'était qu'elle me ressemblait. Pas physiquement, évidemment, nous n'avions ni les mêmes cheveux, ni la même corpulence, ni le même visage. Nous étions totalement différents. Seulement, voilà, elle était grande. Bien trop grande, selon les critères qui régissaient la population du Dôme. Certes, elle ne me dépassait pas. Tout au plus le haut de sa tête serait arrivé à hauteur de mon menton si nous nous étions tenus face à face. Mais elle devait tout de même mesurer un bon mètre soixante-cinq, voire peut-être même soixante-dix.
Dans n'importe quelle histoire, nous serions tombés amoureux dès le premier regard. Elle aurait soupiré au creux de mes bras, j'aurais gouté la saveur de ses lèvres, la savouré la douceur de sa peau, sentis la chaleur de son corps. Peut-être à nous deux aurions-nous changé le monde, le sien comme le mien. Peut-être nous serions nous enfuis, loin des hommes et du peuple du Dôme.
Je ne pourrais pas dire que je ne l'ai pas désirée. Oui, je la désirais, plus que j'avais jamais désiré une autre femme. Comme dans n'importe quelle histoire, je suis tombé amoureux, ou quelque chose qui s'en approchait dangereusement.
Mais je ne suis le héros d'aucune histoire.
Et les habitants du Dôme veillaient précieusement, jalousement, sur leur prêtresse. Il suffisait d'un regard déplacé pour qu'on vous arrache les yeux. D'un mot à double sens pour qu'on vous arrache la langue. Le moindre geste pouvant être pris pour une menace ou un attouchement vous faisait couper les mains. Et dans tous les cas, vous vous retrouviez amputés de votre virilité.
Je ne sais pas pourquoi elle m'avait fait demandé la première fois. Pas plus que la deuxième, et encore moins la troisième. Pour ce qui est des autres, je ne me posais plus la question. Jamais elle ne m'a adressé la parole. C'est à peine si elle m'accordait plus d'un regard.
Chaque fois, elle entrait dans l'eau du lac, avançant vers le centre jusqu'à ce que l'eau lui arrive sous la poitrine. Elle tendait les bras devant elle, et elle fermait les yeux. Et elle restait dans cette position pendant des heures.
Moi, j'étais assis sur un amas de rochers, à quelques mètres de la rive, étroitement surveillé par un groupe de quatre ou cinq adeptes. Je passais chacune des heures à la regarder, espérant de tout mon cœur qu'elle m'adresse un regard, une parole, et suppliant qu'elle ne le fasse pas, que je puisse continuer à la détailler de tout mon saoul, que mes yeux se repaissent encore et encore de sa silhouette, seule au milieu du lac, sa robe déployée comme une corolle de fleurs autours d'elle.
Jusqu'à ce jour.
Comme d'habitude, elle était restée des heures à prier au centre du lac. Seulement cette fois m’avait parue bien moins longue que les autres fois. Lorsqu'elle avait regagné la rive, trempée et ruisselante, elle avait congédié les adeptes d'un signe de tête. Et ils étaient partis, tous sans exception, sans émettre la moindre protestation. Nous étions seuls. Parfaitement seuls. Rien qu'elle et moi, et le silence qui s'installait entre nous, seulement rompu par les battements de mon cœur qui résonnait furieusement dans ma poitrine.
Pour la première fois, elle m'accorda un regard. Et quel regard ! Elle avait carrément planté ses yeux dans les miens, et me fixait avec une telle intensité que je m'étais demandé si elle n'arrivait pas à lire en moi comme dans un livre ouvert. Elle frissonna violemment, et serra ses bras autours d'elle. Ce n'est qu'à ce moment-là que je compris que l'eau du lac devait être glacée.
Alors que je faisais un geste dans sa direction (pour quoi faire, même à présent je ne saurais toujours pas le dire), elle franchi d'un pas les quelques mètres qui nous séparaient et se pelotonna dans mes bras. Nos visages n'étaient plus qu'à quelques doigts l'un de l'autre, et je ne savais plus exactement si mon cœur avait fait une brusque embardée, ou s'il s'était tout simplement arrêté de battre.
- Vous. Vous savez ce qu'est la Lune.
C'était la première fois que j'entendais sa voix. Ni grave ni aigue, elle n'avait rien de particulier. Et pourtant elle résonnait dans chaque fibre de mon corps. Je clignais des paupières, sans parvenir à saisir ce qu'elle me disait.
- Moi, je ne sais pas ce qu'est la Lune. (Elle posa une main sur mon torse ; sa peau était aussi froide que de la glace, pourtant, j'avais l'impression d'avoir été marqué au fer rouge). Mais vous, vous savez.
- De...que...quoi... (Je bégayais, sans parvenir à articuler une phrase cohérente). Qu'est-ce que vous essayez de dire ?
Elle m'adressa un sourire chaleureux.
- Toute chose a un début, et toute chose a une fin. Ceci est la fin de ce monde, et le début d'un autre. Une histoire s'achève pour qu'une autre puisse commencer.
Je fronçais les sourcils, perplexe.
- Je ne comprends pas.
Elle s'empara de mon visage, le tenant fermement entre ses deux mains.
- Surtout, ne regardez pas en arrière. Ne regrettez pas le passé. Promettez-moi.
J'acquiesçai, sans vraiment comprendre ce à quoi je m'engageais.
- Je vous le promets.
- C'est bien. (Elle recula de quelques pas, comme pour mieux me voir). Et n'oubliez pas, la Lune est importante, très importante. Elle sera le pilier de l'histoire. Votre histoire.
Elle inspira profondément, son regard toujours ancré dans le mien. Une longue inspiration, interrompue par un hoquet de douleur, au moment où une lame lui traversa le corps. De part en part, à l'emplacement précis du cœur.
Je n'ai pas eu le temps de voir son agresseur, pas plus que je ne sus si elle mourut sur le coup, car ce fut ce moment-là que la voûte de la grotte choisi pour exploser en milliers d'énormes blocs de roche qui s'abattirent sur le lac comme une pluie apocalyptique.
Alors le monde sombra dans les ténèbres.
Et c'est ainsi que je suis mort, pour la première fois.
Chapitre 1
La neige tombait. Plus fort. Toujours plus fort. En une nuée de petites taches blanches, qui recouvraient peu à peu le paysage. Tout disparaissait sous leur manteau immaculé. Elles recouvraient tout, jusqu'à ce qu'on ne puisse plus rien distinguer, comme si elles tentaient de faire disparaître le monde, à en effacer les dernières traces. Le dernier soupir d'un monde qui se meurt.
Le vent éparpillait les flocons en tous sens, les faisant danser autours de nous.
Je ne me souviens que de ça. La neige et le vent. Rien d'autre de ce qui nous entourait alors ne s'est gravé dans ma mémoire. La neige et le vent. Le froid qui s'emparait lentement de moi. Les mains si chaudes qui tenaient les miennes, glacées.
Ces grands yeux verts, qui me fixaient, qui semblaient à eux seuls crier tout le désespoir du monde. Ces yeux pleins de larmes qui imploraient tous les dieux, tous les démons, toutes les forces de l'univers.
Je sentais leurs larmes dégouliner sur mon visage, le long de mes joues. J'aurais aimé pouvoir les essuyer d'un revers de la main, mais mon corps ne m'obéissait plus. Je n'arrivais plus à serrer mes doigts engourdis par le froid sur cette main si chaude. Elle essayait de leur redonner de la chaleur, mais rien n'y faisait.
Ma poitrine me faisait mal. Il me fallait faire un effort colossal pour faire parvenir l'air jusqu'à mes poumons, et à chaque expiration, je me demandais si j'allais réussir à inspirer de nouveau.
Il n'y avait rien de bien étonnant à cela, étant donné la lame qui me transperçait les cotes.
Un peu en dessous du cœur.
J'avais reçu bien des blessures au cours de ma vie. De très nombreuses blessures, certaines graves, d'autres non. Quelques-unes qui auraient pu m'être fatales si je n'avais pas reçu des soins immédiats.
Mais cette blessure là...personne ne pouvait la guérir.
Cette blessure-là était mortelle.
Je le savais. Oh oui, je le savais. J'avais toujours vécu avec l'ombre de la mort planant lentement au-dessus de ma tête, comme une épée de Damoclès. J'avais toujours admis que je pouvais mourir n'importe quand. Nous vivions une époque dangereuse, et mon rôle était plus dangereux encore.
Mais maintenant que la mort frappait à ma porte, que la faucheuse venait réclamer son dû, je n'avais aucune envie de le lui laisser. Je m'accrochais de toutes mes forces à la petite étincelle de vie encore présente dans mon corps.
Si faible et vacillante.
Je ne voulais pas mourir.
Pas maintenant, pas comme ça.
Pas en laissant derrière des gens que j'aimais...que j'aime.
Laissez-moi encore un peu....juste encore un peu de temps. Pouvoir de nouveau la prendre dans mes bras, sentir la chaleur de son corps contre le mien. Pouvoir caresser son visage, sentir la douceur de sa peau, parcourir son corps, la faire frissonner. La voir rire, sourire, vivre, aimer. Me faire des reproches, bouder comme une enfant, me frapper même. Peu m'importe, du moment que je puisse être de nouveau à ses côtés.
Ne me laissez pas cette dernière image.
Ne lui laissez pas ce dernier souvenir de moi.
J'ai voulu lui dire quelque chose.
« - Ne pleure pas.... »
Mais aucun son n'a réussi à franchir mes lèvres. A peine un soupir.
Et j'ai senti en moi la petite étincelle vaciller, pour finir par s'éteindre totalement. Je n'ai pas eu la force de fermer les yeux. Je savais qu'il aurait mieux fallu pour elle, ça aurait été moins douloureux. Mais je n'ai pas pu. Je voulais la voir encore une dernière fois. Voir une dernière fois le visage que celle que j'avais tant aimé. Que j'aimais encore tellement.
Je me suis senti léger. Terriblement léger. Je savais qu'une partie de moi – mon âme peut-être ? – se séparait de ce qui avait été mon corps. En baissant le regard, je pouvais voir que je m'élevais lentement. Lentement au-dessus de nous.
Au-dessus de mon corps sans vie. Qu'elle serrait contre elle de toutes ses forces.
J'ai voulu lutter encore un peu. Retourner auprès d'elle. L'embrasser une dernière fois. Mais je n'ai pas pu. Une force irrésistible me tirait violemment en arrière. Et je n'avais plus aucun corps physique à lui opposer.
Mon corps était en bas. Allongé dans la neige teintée de pourpre, qui s'étirait lentement. Il y avait tellement de sang...
Et ses cheveux à elle, qui faisaient écho à sa douleur. Rouge flamboyant. Allait-elle de nouveau haïr cette couleur que je lui avais appris à aimer ? Cette couleur qui se mêlait maintenant au sang de celui avec qui elle aurait voulu partager sa vie. De celui aux côtés de qui elle aurait voulu mourir.
Je regrettais tellement. De ne pas pouvoir revenir. De ne pas pouvoir la prendre dans mes bras et apaiser son chagrin. Mais je ne pouvais plus revenir en arrière maintenant.
Le ciel autours de moi parût soudainement se déchirer, et m'engloutit.
C'est ainsi que s'acheva mon séjour sur terre.
* * *
Eily se réveilla en sursaut, le corps recouvert d'une sueur glacée. Encore ce rêve.
Elle dégagea d'une main tremblante les cheveux collés sur son front qui lui barraient la vue. Son cœur battait à tout rompre.
Cela faisait déjà plus d'une semaine qu'elle faisait ce rêve étrange, et plus que perturbant.
Elle voyait chaque nuit le même homme se faire tuer devant ses yeux. Chaque fois, le même désespoir lui déchirait le cœur. C'était quelque chose d'insupportable, à vous retourner l'estomac. Comme si cet homme, que pourtant elle ne connaissait pas, si ce n'était à travers ce rêve dérangeant, avait été pour elle la personne la plus précieuse au monde. Et que sa mort apportait l'effondrement de tout un univers.
Le cœur battant à tout rompre, la jeune femme se leva, et se dirigea vers la cuisine en vacillant sur ses jambes. Un chemin qui n'était pas des plus aisés, même en temps normal... On ne pouvait pas vraiment dire que l'appartement d'Eily fut un modèle de propreté et de rangement.
Depuis combien de temps est-ce qu'elle n'avait pas rangé quoi que ce soit ? Un an ? Deux peut être ? De ce fait, chaque pièce était un véritable capharnaüm. Aucun des placards ou autre espace de rangement n'occupait la fonction qui lui était propre.
Le sol de la chambre était jonché de vêtements en tous genres, plus ou moins sales, et tous de la même couleur ou presque. Il était d'ailleurs assez difficile de les distinguer les uns des autres, et les vêtements propres de ceux qui étaient sales. Eily se préoccupait apparemment aussi bien de son aspect vestimentaire que du rangement de son appartement.
On pouvait aussi trouver, plantées un peu partout, différentes armes. Ça allait du simple couteau de cuisine aux immenses sabres, en passant par divers shurikens, poignards, couteaux de lancers, et autres armes, plus tranchantes les unes que les autres. Mis à part le fait de leur emplacement plus qu'étrange, elles avaient l'air toutes parfaitement entretenues.
Loin d'être laissés à l'abandon, les placards quant à eux abritaient une foule de parchemins, certains griffonnés à la va vite, recouverts d'une minuscule écriture, d'autres représentants divers schémas, ainsi qu'un grand nombre de livres. Les seuls objets pour lesquels Eily avait un certain respect, et prenait grand soin.
Et ce n'étaient pourtant que la chambre et le salon... La cuisine était bien pire.
Pourtant, Eily n'avait pas l'air préoccupée par le chaos l'environnant. Et de ce fait, l'appartement semblait relativement propre, malgré l'absence flagrante de rangement.
Farfouillant dans les placards, elle réussit tant bien que mal à dénicher un verre propre. Il fallait dire qu'à force de ne faire que très rarement la vaisselle, l'évier ne pouvait plus contenir les ustensiles sales. La jeune fille les replaçait alors dans les placards, selon une logique qui n'apparaissait qu'à elle, de sorte à ce qu'elle puisse les identifier plus tard. Personne ne mettait les pieds ici, de toute façon.
Elle allait ouvrir le robinet lorsque le vertige la prit.
D'une violence inouïe, il la força à se retenir à la table à côté d'elle pour ne pas perdre l'équilibre. Le monde tournoyait autours d'elle, prenant des formes plus extravagantes les unes que les autres. Elle ne savait plus bien ou était le haut et le bas, ni à quoi elle se raccrochait exactement. Cette vision du monde déformé lui retournait l'estomac, et elle dut faire appel à toute sa volonté pour retenir un haut le cœur.
Ce fut lorsqu'Eily sentit un choc sous ses genoux et l'arrière de son crâne qu'elle sut qu'elle était tombée. Elle ne distinguait plus rien, tout était noyé dans un obscur brouillard rouge. Seule la présence froide du carrelage contre sa peau l'ancrait encore dans la réalité et ses dimensions.
La respiration de la jeune fille était laborieuse, sifflante, et son cœur loupait régulièrement quelques battements. Sa poitrine lui faisait horriblement mal. Comme si une sorte d'hameçon s'était planté dans son plexus, et tirait, encore et encore. Elle se demandait s'il n'allait pas finir par lui arracher les poumons, ou quelque autre organe se situant dans cette zone.
Puis brusquement, le malaise cessa, aussi rapide qu'il était venu, laissant la jeune femme haletante.
Elle prit brusquement conscience du froid autour d'elle, et son corps fut parcouru d'un vif frisson. Il fallait qu'elle se relève, qu'elle aille se mettre au chaud, qu'elle appelle quelqu'un qui pourrait l'aider, à la rigueur.
Mais elle n'osait pas bouger, de peur que la crise reprenne. Et puis, son orgueil refusait d'accepter le fait qu'elle puisse avoir besoin d'aide dans sa propre maison, au milieu de la nuit, alors qu'il ne s'était rien passé. Comment elle, une Grymm, qui faisait partie de l’élite de l’armée, pouvait-elle être mise au tapis par simple malaise ? C'était tout simplement inconcevable.
Elle resta donc encore quelques instants allongée à même le sol, attendant que les battements désordonnés de son cœur daignent se calmer un minimum, et s'efforçant de respirer de façon régulière.
Qu'avait-il bien pu se passer pour qu'elle puisse avoir un tel malaise ? C'était la première fois qu'il lui arrivait une telle chose... Enfin non, pas exactement la première fois. Il y avait eu cette nuit, cette froide nuit d'hiver, il y a 8ans.
Eily secoua la tête, dispersant ses pensées. Elle ne voulait pas se souvenir. Ce geste lui fut effectivement d'une grande utilité, puisqu'il déclencha une vive douleur à l'arrière de son crâne, à l'endroit qui avait frappé le carrelage. Son champ de vision fut instantanément rempli de dizaines de petites étoiles.
Il était clair qu'un nouveau malaise l'attendait si elle tentait le moindre mouvement d'une certaine ampleur. La situation la rendait folle. S'il y avait bien quelque chose que la jeune fille ne supportait pas, c'était de rester allongée sans bouger. D'autant plus si c'était à cause d'un stupide malaise. Ça ne pouvait pas continuer ainsi.
Prudemment et très lentement, elle entreprit de se tourner sur le côté. La douleur dans son crâne protesta vivement, lui envoyant de nouvelles étoiles qui vinrent danser devant ses yeux, mais elle les ignora. Ses côtes lui faisaient mal également, comme si on l'avait rouée de coups. Mais au moins dans cette position, sa peau était moins exposée au froid du carrelage, et puis, elle pourrait se relever plus facilement lorsqu'elle se sentirait mieux.
Plusieurs minutes s'écoulèrent ainsi.
Eily commençait réellement à grelotter, et sa sensation de froid n'était pas uniquement due à son malaise. Il ne faisait vraiment pas chaud dans son appartement, même pour une nuit d'été. Pourtant, elle n'osait toujours pas se relever.
La douleur lancinante dans sa tête refusait de se calmer. Pire, elle ne cessait d'augmenter. La jeune fille avait été contrainte de fermer les yeux, le peu de lumière qui éclairait la pièce l'agressait, participant elle aussi à accentuer la douleur qui lui vrillait les tempes.
Elle ne voyait plus les étoiles qui dansaient devant elle, même lorsqu'elle fermait les yeux. En revanche, elle se demandait par quel moyen cette terrible migraine pouvait elle lui donner l'impression qu'une voix lui murmurait à l'oreille... Elle ne comprenait pas ce qu'elle disait. Non pas que le son de cette voix soit trop bas, au contraire, même doucement murmurée, chaque syllabe se détachait parfaitement.
On aurait dit une autre langue.
Brusquement, son mal de tête, qui quelques secondes plus tôt avait atteint un point critique, et menaçait de faire sombrer la jeune fille dans l'inconscience, disparut instantanément. Tout comme la température ambiante, qui chuta soudainement.
Eily rouvrit les yeux.
L'air autours d'elle était glacial. Sa respiration formait des volutes de buée, qui montaient lentement en direction du plafond avant de disparaître. Ce n'était de toute évidence pas un froid naturel. Nous étions au beau milieu de l'été, et aussi froides que puissent être les nuits, aucune ne pouvait atteindre un niveau de température aussi bas. Pas en plein mois de Juillet.
Il avait quelque chose dans l'air...quelque chose de mauvais. Eily n'aurait pas été si rationnelle de ce point de vue, elle aurait dit que la mort saturait l'air. Mais c'était tout simplement impossible. Certes il existait des techniques, qui reposaient sur un mécanisme complexe de l'énergie du corps, et que les combattants tels qu'elle savaient utiliser. Elles influaient sur les éléments de manière spectaculaire, avec un potentiel plus ou moins destructeur, et, de ce fait, la majorité des civils les attribuaient volontiers à de la magie.
Mais aucune de ces techniques, aussi puissante soit-elle, ne pouvait dégager une sensation de mort aussi intense. Les morts étaient ce qu'ils étaient. Morts et enterrés.
Mis à part cette effroyable sensation, la pièce semblait avoir changé. Elle paraissait plus petite, plus exigüe. Beaucoup plus sombre, également. C'était comme si l'on empêchait toute lumière d'éclairer la pièce. Il était impossible de voir l'extérieur, d'ailleurs. La fenêtre de la cuisine ne donnait que sur du noir. On aurait dit que l'on avait posé un épais tissu devant l'ouverture.
Seulement, ce tissu paraissait vivant.
Mais Eily n'eut pas vraiment le temps de se pencher sur la question.
Le murmure venait de nouveau de résonner à ses oreilles.
Ce n'était plus un simple murmure, d'ailleurs. On aurait plutôt dit un chant, pur et cristallin. Il semblait faire reculer la profonde sensation de mort qui pesait sur la pièce. A première vue, on aurait pu croire qu'il n'était composé que d'une seule voix. Pourtant, en tendant un peu l'oreille, on se rendait compte que c'étaient des dizaines de voix qui le chantaient. Des dizaines et des dizaines. Comme si toute une population s'était levée pour entonner le même chant, comme s'ils ne formaient qu'une seule et unique personne.
Des centaines de voix qui auraient traversé les âges.
C'était la sensation qui s'emparait peu à peu d'Eily. Qu'une immense sagesse émanait de ces voix et emplissait peu à peu son âme. Son corps se réchauffait lentement face à tant de douceur et de sollicitude. Elle qui avait toujours été seule, se retrouvait d'un seul coup investie de la mémoire et du chant de ces centaines d'âmes. La sensation avait quelque chose de grisant.
Le chant enflait de plus en plus, faisant déferler sur la jeune fille des vagues d'émotion de plus en plus fortes. Un flot de larmes se mis à couler sur ses joues sans qu'elle ne s'en rende compte.
Elle s'était redressée maintenant, et si elle n'avait pas encore la force de se mettre debout, ce qui, elle en était persuadée, ne devrait pas tarder, elle avait au moins celle d'être agenouillée et de pouvoir observer autours d'elle.
Son corps protestait encore lorsqu'elle faisait certains mouvements, mais la stupéfaction qui s'était emparée d'elle était telle qu'elle n'y prêtait aucune attention.
Les ombres étaient toujours présentes dans la pièce. En particulier celle de la fenêtre, qui ne cessait d'être agitée de mouvements intérieurs. C'était comme....non, impossible. Comment une ombre aurait-elle pu être vivante ?? Et pourtant, c'était bien l'impression qui s'en dégageait. On aurait dit que la fenêtre s'était ouverte sur un autre monde... Un monde bien sombre, dans tous les cas.
Eily avait la désagréable sensation que quelque chose approchait. L'air était électrique, et elle sentait ses cheveux se dresser peu à peu sur sa nuque au fur et à mesure que cette sensation s'amplifiait. Malgré sa curiosité face à ce phénomène, elle n'avait aucune envie de savoir quelle chose pouvait bien sortir d'un monde qui respirait la mort à ce point.
La jeune femme se figea soudain. Il lui avait semblé percevoir une silhouette derrière les ombres de la fenêtre. Retenant son souffle, elle fixa son attention sur ce point...et sursauta brusquement lorsqu'une main transperça le voile. Une main noire comme l'ébène, composée d'ombres elle aussi, qui tourbillonnaient sur sa « peau ».
La main s'agitait, tâtonnait. Elle ne pouvait aller bien loin, seul son avant-bras dépassait de la fenêtre, mais cela ne l'empêcha pas de s'emparer de tous les objets qui étaient à sa portée. Couteaux, couverts, ustensiles de cuisine divers (et plus ou moins propres), et même les rideaux de la fenêtre qui étaient déjà présent quand Eily s'était installée, et qui manquaient certainement de fraîcheur...
La peur qui jusque-là s'était tenue relativement éloignée de la jeune Grymm s'en empara brusquement. Elle se mit à trembler, d'abord légèrement, puis de plus en plus fort, à un point tel qu'elle devait serrer les dents pour leur éviter de claquer. Jamais une telle peur n'avait réussi à l'atteindre. Et pourtant dieu seul savait le nombre de fois où elle avait frôlé la mort.
Seulement ce qu'elle voyait là avait un caractère bien plus effrayant que l'idée de mourir. Qui pouvait savoir à quoi correspondaient ces mains, et quelle était la chose dissimulée derrière ?
Tout ce qu'elle pouvait dire, c'est que cette chose la cherchait. Elle en avait l'intime conviction. Chaque parcelle de son corps lui hurlait de fuir, mais Eily en était incapable. Quelque chose en elle lui soufflait que si elle tentait la moindre chose, la main la repèrerait et s'emparerait d'elle. Et de toute façon, son corps refusait de bouger.
Mais la peur n'avait rien à voir là-dedans.
Baissant les yeux les yeux pour la première fois sur son corps, la jeune femme eu du mal à retenir une exclamation de surprise. Une étrange lumière bleue émanait d'elle, et éclairait faiblement le reste de la pièce. C'était elle qui tenait les ombres à distance.
D'où pouvait bien provenir cette lumière ? Elle ressemblait énormément à la matérialisation de l'énergie dont se servaient les combattants. Seulement, Eily n'était absolument pas en train de puiser dans cette force, et la signature énergétique ne correspondait pas à la sienne, bien qu'étant étrangement similaire.
Mais qu'est-ce qu'il se passait ici à la fin ?? C'était à ne plus rien y comprendre.
C'est alors que l'univers bascula.
Les autres mains qui étaient sorties de l'ombre à la suite de la première repérèrent la jeune femme, et se jetèrent sur elle, avides. Elles agrippèrent ses bras, ses jambes, sa taille, s'étirant à l'infini comme si elles n'étaient en fait que des tentacules d'ombres.
Eily voulu se débattre, crier, opposer ne serait-ce que la moindre résistance. Mais aucun son ne franchit ses lèvres. Son corps répondait à ses ordres avec une lenteur désespérante, comme si on avait ralenti son temps. Aucune arme n'était à portée de main, et les ombres la paralysaient de plus en plus, l'attirant inexorablement vers l'ouverture qui béait derrière la fenêtre.
Seule la tête de la Grymm était encore à l'air libre, les ombres avaient recouvert tout le reste de son corps. Et elles montaient désormais à l'assaut de son visage. L'une des ombres s'enroula autours de son cou. La jeune femme ne put retenir un frisson de répulsion. C'était froid, un froid mortel, et visqueux...elle aurait pu croire qu'une sorte de grosse limace s'enroulait autour d'elle. Mais mieux valait ne pas trop y penser.
Une autre passa sur ses yeux, et l'univers disparu à la vue d'Eily.
Elle ne pouvait plus faire le moindre mouvement désormais. Elle assistait, impuissante, à son enlèvement, sentant qu'elle s'approchait de plus en plus de la fenêtre à chaque pas forcé qu'elle faisait.
La terreur s'empara d'elle. Non. Non, surtout pas. Elle ne voulait pas traverser le voile, ni connaître ce qui pouvait se cacher derrière. Non, non ! La panique coulait dans ses veines, à la fois glaçante et brûlante. Les battements de son cœur déjà irréguliers se désordonnèrent totalement, accélérant sa respiration au passage.
Si Eily avait encore pu voir ce qui l'entourait, elle aurait pu constater que la lumière qui émanait de son corps s'était faite plus forte, et que le monde se déformait peu à peu.
Seulement elle ne voyait rien. Rien du tout. Rien d'autre que les ténèbres, et le contact froid et visqueux de ces mains sur sa peau, qui resserraient un peu plus leur étau chaque fois qu'elle tentait de se libérer.
Et ce n'était pourtant pas faute d'essayer. Sous l'emprise de la panique, Eily se débattait dans tous les sens, essayant de se laisser tomber, de donner des coups de pieds, de poing, mordant même. Autant essayer de se battre contre le vent, peut-être qu'elle aurait obtenu plus de résultats.
Ses pieds quittèrent soudain le sol. Les mains avaient décidé de la soulever de terre, trouvant sans doute que les mouvements désordonnés de leurs « passagère » gênaient leur progression, qui n'allait plus assez vite à leur goût.
La jeune fille se débattit de plus belle, ruant dans tous les sens. Elle ne voulait pas, elle ne pouvait pas passer de l'autre côté !
Lorsqu'elle sentit une résistance dans l'air, comme si elle traversait une guimauve géante, le hurlement qu'elle retenait jusqu'alors déchira l'air. Jamais elle n'avait connu pareille terreur.
Et le monde sombra dans les ténèbres.