Källah - Les Contes de l'Arbre-Monde
Ichi est une enfant vivant dans un village dévasté par la guerre. Son quotidien : un père violent, rongé par la honte et le désespoir, un frère en fuite, et une mère dépressive. Seule sa soeur Maki permet de garder la famille à flot.
Pour échapper à la misère de sa réalité, Ichi se réfugie dans ses rêves. Pendant des mois, son imagination va lui permettre de créer des personnages plus extraordinaires les uns que les autres, et de suivre leurs aventures au quotidien.
Et si les rêves d'Ichi n'en étaient pas vraiment ? Et si ces personnes existaient vraiment en réalité ? Pourquoi se regrouperaient-elles toutes au même endroit ?
Et que se passerait-il si Ichi les rencontrait...?
Prologue
Cachée dans la pénombre du placard, les mains plaquées sur les oreilles, Ichi se faisait la plus petite possible, essayant de disparaître au milieu des drap poussiéreux et des vêtements rapiécés. Elle ne voulait pas entendre. Elle ne voulait pas voir. Elle ne voulait pas être là. Et surtout, elle ne voulait pas, ne devait pas être vue. La scène qui se déroulait dans le salon ne lui était que trop familière…Cris, insultes, objets fracassés au sol. Plus rarement, le bruit mou de la chair que l’on cogne. Et par-dessus le tout, la voix tonitruante de son père, terrifiante et lourde de menaces malgré l’alcool qui la rendait pâteuse et inintelligible.
Se recroquevillant un peu plus dans l’obscurité, la jeune fille tentait vainement d’oublier les bruits extérieurs. Tout n’avait pas toujours été comme ça pourtant… Ichi ne s’en rappelait pas vraiment, mais il lui semblait bien qu’à une période sa famille était heureuse. Miséreuse, affamée et luttant pour vivre, mais unie.
Le village de Laoria où ils vivaient faisait partie de ces trop nombreuses villes dévastées par la guerre. Ils avaient le malheur d’habiter tout près de la frontière entre la Fildeïr et le Drumdir, qui se battaient sans cesse pour la possession de la région. De fait, la ville était passé d’une nationalité à l’autre sans qu’aucun des deux pays ne réussisse à s’imposer réellement. Les batailles incessantes détruisaient chaque fois les récoltes. Les soldats passaient, tuaient et pillaient, sans aucune considération pour les habitants.
La région s’était appauvrie peu à peu. Ceux qui pouvaient partir s’installer chez de la famille ou des proches s’en étaient allés, d’autres avaient préféré fuir et tenter leur chance vers la capitale. Les seuls habitants qui restaient maintenant étaient ceux qui n’avaient nulle part où aller, ou qui étaient trop attachés à leur maison pour vouloir la quitter. C’est ce qu’avait fait la mère d’Ichi, qui avait vécu dans ce village toute son enfance, comme sa mère, sa grand-mère, et bon nombre de ses ancêtres avant elle.
Si l’enfance de la jeune fille s’était passée dans un bonheur relativement confortable, malgré l’évidente pauvreté dans laquelle vivait sa famille, ces moments paisibles n’avaient été que de courte durée. Son grand frère Yuan avait attrapé la fièvre. Cloué au fond de son lit, ses parents et ses sœurs n’avaient pu que regarder son état empirer, en sachant pertinemment que son seul espoir aurait été de recevoir les soins d’un médecin. Médecin qu’ils n’avaient évidemment pas les moyens de payer, même en rassemblant et en vendant les dernières possessions de chacun d’entre eux.
En désespoir de cause, le père d’Ichi étant entré dans l’armée, et était devenu soldat. Avec ce statut, il disposait d’un accès gratuit aux médecins de l’armée, pour lui et les membres de sa famille, en plus d’une paie généreuse. Yuan avait été sauvé. Et tout le reste avait sombré.
Si jusque-là, son père et plus généralement sa famille bénéficiaient d’une réputation correcte au sein du village – ni bonne ni mauvaise, ils étaient juste de pauvres paysans parmi d’autres – l’entrée du père d’Ichi dans l’armée avait précipité leur déchéance. Désormais, ils n’étaient plus que des vendus, des traîtres qui n’hésitaient pas à trahir leur patrie et vendre leurs âmes au diable. Car les soldats, peu importe le camp auquel ils appartenaient, étaient plus que mal vus à Laoria. C’était eux qui étaient responsable de la ruine du village. C’était eux qui étaient responsables de la famine, de la mort, de la maladie. Peu importe les raisons qui poussaient un villageois comme son père à rejoindre l’armée, que ce soit pour sauver son fils, sa femme, ou même le village tout entier. Il devenait automatiquement et irrémédiablement un paria.
Depuis, la famille d’Ichi vivait dans la honte et la violence. Les villageois murmuraient sur leur passage, leur crachaient des insultes au visage, quand ils ne leur jetaient pas des fruits pourris ou même des pierres. Leur maison était légèrement excentrée par rapport au village, ce qui accentuait leur mise à l’écart et leur isolement, malgré le soulagement de pouvoir se réfugier loin des brimades. La situation, déjà difficile, avait empiré avec le temps.
Pris entre la haine des villageois et le mépris de l’armée à son égard, le père d’Ichi avait commencé à boire. Juste quelques verres le soir, pendant ses permissions, ou la fin de la semaine, quand il restait un peu d’argent qu’on ne savait pas comment dépenser – évidemment, tout le monde avait plus ou moins en tête des milliers de choses dans lesquelles on aurait pu dépenser les fins de mois, mais c’était son père qui ramenait cet argent, et personne n’aurait osé le contredire. Puis les verres, qui ne désemplissaient pas, s’était changés en bouteilles, et le père d’Ichi avait fini par être plus souvent saoul que sobre.
Il aurait pu passer son temps à écumer les bars, joyeux luron qui forcerait la main des villageois en laissant leur mépris lui glisser dessus sans y accorder plus d’importance ; ou bien s’apitoyer sur son sort, gémissant et pleurant dans une pièce à l’écart. Mais il avait fallu qu’il ait l’alcool mauvais.
Dès qu’il buvait, il ne cessait de ressasser la situation, le comportement des Laorians à son égard, le mépris des soldats, la peur face aux batailles et l’expérience de se retrouver face à la mort, et tout cela le mettait dans une colère noire. Il avait d’abord haï l’armée, la destruction et la violence que les soldats semaient sur leur passage. Puis les villageois, incapables de comprendre et de reconnaître son sacrifice à sa juste valeur. Mais c’était vers Yuan que l’essentiel de sa colère était dirigée.
- Si tu n’avais pas été là, lui répétait-il, si je t’avais laissé mourir, rien de tout cela ne se serait produit. Je serais encore un homme respecté, et admiré même, pour avoir préféré perdre mon fils plutôt que de me damner, plutôt que de devoir ramper aux pieds de ceux qui nous assouvissent, nous volent, nous affament.
Les humiliations étaient perpétuelles. Yuan courbait le dos, sans broncher.
- Ça lui passera, affirmait-il, il finira par accepter, et tout redeviendra comme avant.
Mais ça ne lui était pas passé. Et les coups avaient finis par arriver. Les premiers avaient été légitimes – si tant est que l’on puisse justifier le fait de frapper son enfant, pour quelque bêtise que ce soit – mais avaient ouvert l’esprit de son père à la violence. Il avait découvert que de laisser libre court à sa fureur lui permettait de s’exorciser, de se sentir plus léger, en paix avec lui-même. Et tant pis s’il devait rouer de coups son aîné pour y parvenir.
Le corps de Yuan se rempli progressivement de bleus et d’ecchymoses. Dès qu’il était présent à la maison, son père ne le lâchait pas des yeux. Il le toisait, le scrutait, guettant l’erreur, la maladresse qui lui permettrait d’exploser et de laisser court à sa fureur. Parfois même, il ne prenait plus la peine de s’inventer un prétexte autre que sa mauvaise humeur. Les sœurs et la mère Yuan avaient bien essayé de s’interposer, de raisonner son père, le calmer ne serait-ce qu’un instant...Mais rien n’y faisait. Il les repoussait, parfois brutalement, et pouvait même aller jusqu’à les enfermer dans une pièce adjacente, lorsqu’il les trouvait trop gênantes.
La présence de Yuan dans la maison s’était faite de plus en plus rare. Il passait son temps dehors, prétextant un travail, une visite, une promenade, un contretemps. N’importe quoi, plutôt que d’avoir à rentrer. N’importe quoi plutôt que d’avoir à affronter son père. Ichi l’avait même surpris un matin, à dormir dans un épais buisson, à quelques mètres de la maison. Elle n’avait rien dit, mais à son réveil, son frère avait eu la surprise de trouver à côté de lui du pain frai et un morceau de fromage.
Les choses avaient duré ainsi pendant un temps, en fragile équilibre. Jusqu’à ce que Yuan ne supporte plus la situation, et décide de partir. Il avait bien sûr essayé de convaincre ses sœurs de l’accompagner, de quitter cette horrible maison et la violence qui était devenue leur quotidien. Mais Ichi et sa grande sœur Maki refusaient d’abandonner leur mère, qui elle-même refusait catégoriquement de partir. Était-ce à cause de la maison familiale ? Ou bien parce qu’elle refusait d’abandonner l’homme qu’elle avait aimé un jour, persuadée qu’elle pourrait le faire revenir à la raison ? Ichi n’en savait rien. Mais elle ne pouvait pas se résoudre à laisser sa mère seule ici.
Yuan était donc parti. Il avait tourné le dos à tout ce qui lui était cher, et s’était évanoui dans la nuit, sans même un au revoir. C’est lorqu’Ichi s’était réveillée, au petit matin, et qu’elle avait découvert la chambre de son frère vide, qu’elle avait su. Ce n’était pas juste une promenade, ni une visite, ni une excuse. Yuan était parti. Il ne reviendrait pas. Et même si son départ avait profondément attristé la jeune fille, elle se sentait également soulagée. Son frère était libre, il pourrait aller où bon lui semblerait, et son père ne s’en prendrait plus jamais à lui. Il avait fait ce qu’il fallait.
C’est à ce moment que le père d’Ichi avait fini par sombrer. Le départ de Yuan le brisa, et il commença à s’en prendre à n’importe qui : les voisins, les paysans, les passants dans les rues, même les autres soldats faisaient les frais de sa fureur. Mais sa cible favorite restait Ichi. La petite Ichi, qui ressemblait tellement à son aîné, ce traître pour qui il avait vendu son âme, et qui s’était ensuite retourné contre lui, lâchement enfuit sans la moindre gratitude.
Ainsi étaient apparues ces scènes devenues si familières. Le père d’Ichi rentrait à la maison, ivre mort, titubant et incapable de parler sans hurler les pires atrocités. Dans une fureur noire, évidemment. Ichi se précipitait dans le premier placard venu, pendant que sa mère tenterait pendant de longues heures de le calmer, juste assez pour qu’il ne s’en prenne pas à sa fille. La mère d’Ichi était la seule personne que son père répugnait à frapper. Il arrivait bien qu’il le fasse, quelque fois, mais sans y prendre aucun plaisir comme c’était le cas avec ses enfants, et il était clair qu’il regrettait immédiatement son geste. Peut-être était ce comportement qui laissait sa femme espérer ?
Si Maki avait été là, Ichi n’aurait pas eu besoin de se cacher. Maki ne recevait pas de coups, elle les donnait. Maki n’était pas terrifiée par les autres, elle leur inspirait la peur. Et son père ne faisait pas exception à la règle. Dès qu’il l’apercevait, il détournait le regard en grommelant, et s’éloignait instantanément. Maki ne lui faisait pas simplement peur, elle le terrorisait, même s’il ne l’admettrait jamais. Il ne voulait rien avoir à faire avec elle, ni même croiser son regard. Tant qu’elle se tenait loin de lui, tout allait pour le mieux.
Mais Maki n’était pas là aujourd’hui. Et Ichi ne pouvait rien faire d’autre que se terrer, là, tout au fond du placard à linge, en attendant que la tempête passe, les mains recouvrant ses oreilles dans le vain espoir de diminuer les bruits de l’extérieur. Ce n’était pas le genre de personne à s’apitoyer sur son sort. Non, c’était une jeune fille douce, toujours souriante, toujours agréable et de bonne humeur. Mais en cet instant présent, elle aurait souhaité ne plus être là. Elle aurait tout donné pour être partout ailleurs, loin d’ici.
Aussi loin que dans ses rêves, par exemple. Ces rêves qui revenaient sans cesse, lui montrant toujours les mêmes personnes, vivant les aventures les plus extraordinaires possibles... Elle y voyait des paysages à couper le souffle, des villes merveilleuses, des histoires époustouflantes. Ichi savait bien qu’il ne s’agissait que de rêves. Des rêves fantastiques, à l’allure pourtant si réaliste, mais tout de même des rêves. Pourtant, elle aurait donné n’importe quoi pour en faire partie.
Dans l’obscurité, recroquevillée au milieu des draps, Ichi ferma les yeux, et se laissa sombrer dans le sommeil...